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Il y a deux ans, Frank Wilczek (prix Nobel en 2004 pour des travaux sur la chromodynamique quantique) – en collaboration avec Alfred Shapere pour l’un des papiers – s’est intéressé à la possibilité de construire un cristal de temps [1, 2] : un tel système présente l’émergence spontanée d’une horloge là où il y avait auparavant invariance par translation dans le temps. Les deux articles sur le sujet proposent respectivement un modèle classique et un modèle quantique. Plus tard la même année, un groupe de chercheurs ont proposé une réalisation expérimentale concrète de ce système [3].
Définition d’un cristal

Pavage hexagonal. Crédit : Wikipédia.
Intuitivement on voit très bien ce qu’est un cristal (dans l’espace) : il s’agit d’un ensemble d’éléments ordonnées périodiquement dans l’espace. La belle forme et les couleurs particulières des cristaux résultent justement de ces propriétés. Le pavage hexagonal (adopté par les abeilles pour construire leurs nids) est un des réseaux les plus simples.
Ces systèmes proviennent d’une théorie invariante par translation dans l’espace, mais dont l’état de plus basse énergie (que l’on appelle aussi état fondamental – ground state en anglais) brise partiellement cette symétrie (voir mon article sur le théorème de Goldstone et la brisure de symétrie) : en effet l’invariance originelle était continue, c’est-à-dire que n’importe quelle translation laissait la théorie invariante, tandis que le système qui résulte de cette théorie n’est invariant que pour des translations d’une certaine longueur (qui correspond au pas du réseau, c’est-à-dire de la distance entre deux éléments).
Dans le cas qui nous intéresse, ce n’est plus la translation dans l’espace qui nous intéresse mais celle dans le temps. En effet n’importe quel système est stable dans son état de plus basse énergie, et donc il devrait être invariant par translation dans le temps. Toutefois Wilczek et les autres chercheurs se sont intéressés à des systèmes qui présentent un mouvement spontané (une rotation dans tous les cas) – il faut toutefois noter que certains argumentent que de tels systèmes sont impossibles [5]. Toutefois si on obtient bien un cristal de temps alors le système change spatialement tout en restant dans son état fondamental (qui doit donc être dégénéré – si j’ai bien suivi), et adopte les mêmes configurations spatiales à intervalles réguliers.
Cristal de temps : modélisation et expérimentations
Dans leur article sur le cristal de temps classique [1], Wilczek et Shapere se servent d’une analogie avec les cristaux normaux : ainsi ils mettent en évidence un lagrangien (non-linéaire dans les dérivées d’ordre 1 du champ) dont l’état fondamental présente une brisure de l’invariance temporelle. Bien qu’ils ne soient pas capables de proposer une expérience concrète, ce modèle a le mérite de montrer que de tels systèmes sont mathématiquement possibles.
Dans son autre papier [2], Wilczek montrent que l’on pourrait créer un cristal de temps grâce à des ions dans un anneau : l’interaction entre ces derniers les conduiraient à se rassembler pour former des solitons, qui peuvent alors être mis en mouvement grâce à un champ magnétique [4]. Sous certaines conditions cet état est celui de plus basse énergie, et donc on obtient un état fondamental avec brisure de la translation dans le temps.
D’autre part Li et ses collaborateurs [3] proposent une seconde expérience, plus concrète et plus facilement réalisable (certains laboratoires ont déjà réalisé des expériences similaires) : dans ce cas des ions sont piégés dans un potentiel cylindrique. Du fait de la répulsion électrique, les ions s’arrangent périodiquement dans l’espace, tandis que le champ magnétique produit le mouvement nécessaire à la formation du cristal dans le temps.
Dans les deux cas il est nécessaire d’obtenir aussi un cristal dans l’espace [3] : l’idée est que si l’état de plus basse énergie présente un mouvement (comme une rotation) il va s’éloigner de l’état initial jusqu’à finir par y revenir. Comme le mouvement est périodique et que l’énergie est identique, il s’agit d’un cristal de temps.
Ce genre de systèmes est similaire au rayon d’un laser ou un supraconducteur (puisqu’ils présentent un mouvement dans leur état fondamental), mis à part que la fonction d’onde est constante dans ces deux derniers cas (donc il n’y a pas de brisure de symétrie).
Conclusion
L’application la plus évidente est la création d’une horloge ultra-précise, mais les divers papiers proposent d’autres exemples, comme la simulation des états d’un ordinateur quantique. Il est curieux de noter qu’un cristal de temps quantique est plus facile à réaliser qu’un cristal de temps classique. Le résumé de la Simons Foundation est aussi intéressant [6].
Finalement je vais finir sur une mise en garde : on pourrait croire que ce genre de système permettrait de construire une machine à mouvement perpétuel, ce qui contredirait les lois de la thermodynamiques. Toutefois un cristal de temps se trouve déjà dans son état de plus basse énergie et il est donc impossible d’extraire de l’énergie (il ne peut pas avoir moins d’énergie) [4].
Références
- A. Shapere and F. Wilczek, Classical Time Crystals, arxiv:1202.2537 (2012).
- F. Wilczek, Quantum Time Crystals, arxiv:1202.2539 (2012).
- J. Zakrzewski, Crystals of Time, Physics, vol. 5, p. 116 (2012).
- T. Li et al., Space-Time Crystals of Trapped Ions, arxiv:1206.4772 (2012).
- P. Bruno, Impossibility of Spontaneously Rotating Time-Crystals: A No-Go Theorem,, arxiv:1306.6275 (2013).
- Perpetual Motion Test Could Amend Theory of Time, N. Wolchover, Simons Foundation (2013).