Trop intelligent pour être heureux

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Depuis des années j’entends parler du livre Trop intelligent pour être heureux de Jeanne Siaud-Facchin (JSF) [1] – en effet il s’agit d’un des livres de référence dans le milieu « surdoué » (ce terme n’est pas mon préféré, mais je l’utiliserai en attendant) – mais je n’ai jamais pris le temps de le lire jusqu’à maintenant. JSF est une psychologue particulièrement reconnue pour son travail avec les enfants surdoués, mais elle s’est aussi intéressée aux adultes : ce livre est le témoignage des pistes qu’elle a explorées. En quelques mots un surdoué est une personne présentant une intelligence (ou plus généralement mode de fonctionnement cognitif) qualitativement différente de la « norme » : cela se traduira en général par un score de QI élevé, par une manière différente d’aborder les problèmes et par un traitement plus rapide de l’information. Le principal objectif de ce livre est de démontrer que les surdoués n’ont pas (nécessairement) une vie parfaite, car l’intelligence n’est pas simplement un superpouvoir fantastique qui octroie de nombreux avantages : elle apporte aussi son lot d’inconvénients – inadaptation sociale, grande sensibilité, manque de confiance, sentiment d’être étranger…

Une question de nom

La question du nom finit toujours par revenir dans les discussions sur la douance, et le livre de JSF n’échappe pas à la règle. Je n’apprécie guère le terme de surdoué qui laisse entendre que la personne possède un grand talent (on pensera alors à un musicien très talentueux, au mathématicien, etc.) or ce n’est pas toujours le cas. Le terme « haut QI » (HQI) est aussi utilisé, mais je pense que la douance ne se limite pas au résultat d’un test de QI (que ce soit pour des raisons pratiques – ce test n’est pas totalement fiable – ou constitutives – je ne suis pas sûr qu’avoir un haut QI est une condition nécessaire et suffisante). Personnellement je préfère le terme de « haut potentiel » (HP) car il indique bien que les « capacités » ne sont pas forcément réalisées, par contre il ne rend pas le sens de « fonctionnant différemment » (car on peut avoir du potentiel sans être surdoué). De son côté JSF ne l’apprécie par trop car l’idée d’avoir un potentiel peut amener à la honte et à la culpabilité si on a l’impression de le gâcher : elle utilise donc le mot « zèbre » (ces animaux se démarquant des autres animaux de la savane – voir l’article de Zebras Crossing pour plus d’explications).

Pour simplifier je continuerai d’utiliser « surdoué » dans le reste de cet article (et sans utiliser de guillemets). L’article Wikipédia sur les surdoués aborde quelques-uns de ces débats

Un portrait presque parfait

La description de JSF a éveillé en moi des sentiments contradictoires : d’un côté j’étais extrêmement touché de lire ces lignes qui semblaient me décrire (presque) à la perfection ; de l’autre je ne pouvais m’empêcher de me sentir mal à l’aise devant cette « glorification » du surdoués. En effet JSF insiste longuement sur le fait que leur intelligence différente rend les surdoués – tous les surdoués et toujours – très sensibles et empathiques, avec un sens développé de la justice. De plus les surdoués font preuve d’hyperesthésie (grande sensibilité des cinq sens).

Toutefois je me pose la question suivante : « où sont tous ces surdoués ? ». Parmi tous ceux que j’ai fréquentés (internet, associations, milieu de la recherche…) relativement peu me semblent correspondre à ce profil (on me dira peut-être que les « vrais » surdoués ne sont pas très nombreux, mais statistiquement je suis censé en avoir rencontré un certain nombre), car je n’ai que rarement trouvé un écho de ma propre personnalité comme celui que j’ai trouvé dans ce livre.

Comme le dit JSF elle-même dans son livre : d’un côté il est important de distinguer ceux qui ont une intelligence supérieure (les « brillants bosseurs ») de ceux qui ont une intelligence différente (les surdoués) et, d’autre part que son expérience se base sur ses patients et que cela ne représente que partiellement le monde surdoué (par exemple elle ne reçoit pas ceux qui vont bien et réussissent brillamment). Toutefois je trouve cela extrêmement dommage qu’elle insiste sur le fait que tous les surdoués sont forcément toujours empathiques, qu’ils ne raisonnent qu’avec leur cœur, etc. On a vraiment l’impression qu’elle cherche à instaurer une classe « supérieure » d’êtres humains, un peu comme lorsqu’on lit les descriptions des enfants indigos dans les livres New Age (même si dans ce dernier cas nous approchons de la fumisterie).

Analyse et difficultés des surdoués

L’analyse du fonctionnement des surdoués est très pertinente et se base sur de nombreuses études scientifiques (en plus de ses propres données empiriques). De cette manière on comprend réellement en quoi le cerveau du surdoué fonctionne différemment, et comment en prendre conscience peut lui permettre d’en tirer parti (même si cela sera difficile de le faire seul, au moins il pourra comprendre).

En effet une légende urbaine veut que le surdoué soit heureux et réussisse bien sa vie car il a son intelligence « en plus » : à partir de là ses capacités lui permettront de réaliser tout ce dont il a envie. La preuve, dira-t-on : Einstein n’a-t-il pas brillé ? Et tous ces autres génies ? Hélas les gens confondent souvent l’exception et la règle, et ces quelques arbres de réussite cachent la forêt des « ratés ». Car oui être intelligent ne rend pas nécessairement heureux : un grand nombre d’enfants sont en échec scolaire, et un plus grand nombre encore se sentent mal dans leur peau : ils ne comprennent pas ce qu’ils font là, pourquoi ils n’arrivent pas à s’intégrer et pourquoi ils sont différents des autres. Ce décalage permanent est très difficile à vivre, car on ne se sent pas compris, on a toujours l’impression d’être étranger. Et ce n’est pas parce que l’on est plus intelligent que l’on est capable de s’adapter et de faire face à tout (une fois un ami me disait que c’était un non-sens de prévoir des établissements adaptés aux surdoués car, s’ils le sont vraiment, alors c’est à eux de s’adapter et c’est uniquement de leur faute s’ils sont malheureux).

Avoir un livre qui détaille ce problème est réellement important : bien que je doute qu’une personne « normale » le lise et, a fortiori, le comprenne (et l’accepte), les surdoués y trouveront un outil pour penser leurs différences (et découvrir qu’ils ne sont pas seuls).

Une approche : la méditation

Plusieurs années après ce livre JSF a écrit un livre sur la méditation, qu’elle utilise elle-même et qu’elle recommande vivement à ses patients surdoués [2]. Son approche est purement « laïque », c’est-à-dire qu’elle utilise principalement les techniques débarrassées du décorum religieux (bouddhiste essentiellement) et reconnues comme efficaces par les recherches scientifiques. Ce livre est très intéressant, particulièrement touchant (pour les mêmes raisons que Trop intelligent pour être heureux) et inspirant : par exemple on y trouvera de nombreuses références à des études montrant les effets bénéfiques sur de nombreux plans. Je regrette qu’elle n’ait pas donné plus de détails sur les aspects pratiques (nombre et durées des séances au début, ce qu’elle conseille à ses patients…).

Voilà je ne détaillerai pas plus car le lecteur peut consulter mes autres articles sur la méditation.

Conclusion

Je me suis montré très critique dans ce billet – peut-être juste parce que ces failles m’ont sauté aux yeux, ou encore que ce livre a déjà reçu d’abondantes critiques positives. D’un côté je ne sais pas tout à fait que penser de ce livre car il me parle, tout en me semblant être trop réducteur. Mais cela ne doit pas masquer le fait qu’il s’agit d’un livre excellent et dont je conseille la lecture à tout surdoué (reconnu ou non).

Références

  1. Trop intelligent pour être heureux ? L’adulte surdoué, Siaud-Facchin, Odile Jacob, 2008.
  2. Comment la méditation a changé ma vie et pourrait bien changer la vôtre !, Siaud-Facchin, Odile Jacob, 2012.

3 réflexions sur « Trop intelligent pour être heureux »

  1. Yohann Ségalat

    Merci pour la review, c’est intéressant. Je crois que ce livre traîne juste à côté de moi, quelque part dans ma chambre, mais je ne l’ai pas encore lu… C’est curieux cet accent mis sur l’empathie. Personnellement depuis petit j’intellectualise beaucoup trop ce qui m’entoure, y compris les gens, proches ou non. Maintenant je suis dans une démarche pour corriger ça (essayer de parler et d’agir plus émotionnellement, moins me prendre la tête). Ça va heureusement plutôt vite, mais j’ai envie de dire « c’est pas trop tôt »… Donc non, je ne me reconnais franchement pas dans son descriptif d’enfant/adulte empathique. Toi tu dirais que tu es comme ça?

  2. Angélique

    Etrange ce billet…Nuit d’insomnie pour moi et coïncidence je tombe sur ta réflexion sur ce bouquin que j’ai lu il y a quelques années. Je me replonge en ce moment dans ces mêmes réflexions que j’avais abandonnées.
    Il y a un côté qui ne me semble pas avoir été abordé par JSF. Je m’explique : elle donne à penser que lorsque l’enfant est détecté et reconnu comme EIP, terme de l’époque, il s’épanouira mieux car il saura qu’il foncionne différemment. Or je constate que le mal être ne s’améliore pas forcément…
    Comment aider un adolescent à Haut potentiel, qui justement ressent cette culpabilité comme tu l’indiques lorsqu’il pense gâcher ce « potentiel » ??? Savoir qu’on fonctionne différemment est une chose, mais savoir quoi faire de ce potentiel en est une autre. Elever un enfant à haut potentiel ressemble à un travail d’équilibriste, surtout quand on n’est pas soi-même très « équilibré » 😉
    Le plus difficile est de ressentir la souffrance psychologique de son enfant face à ses « démons », j’emploie ce terme sans connotation religieuse, simplement pour cristalliser cette incessante lutte contre cette foutue analyse et projection de nos actes, de nos pensées qui amène parfois à la procrastination tellement les choix sont difficiles à prendre… Vivre c’est faire des choix et si je ne sais pas comment aider mon enfant à atteindre cette autonomie, comment l’aider à vivre avec cette différence ???

  3. Harold Erbin Auteur de l’article

    Yohann : En lisant ton message je me suis aperçu que j’avais oublié de mentionner que JSF insiste aussi beaucoup sur l’hyperesthésie, donc je viens de modifier le texte pour ajouter cette note.
    D’après JSF et d’autres psychologues (et je suis relativement d’accord avec ce point vu mon vécu) les surdoués peuvent finir par bâillonner leurs sentiments et de « surintellectualiser », de manière à mettre à l’écart des sentiments trop violents et pour se faciliter les contacts avec les autres. (Note qu’il ne s’agit pas de dire que l’intelligence est uniquement une forme de défense névrotique, comme on peut l’entendre dire par certains psychanalystes, mais un surdoué peut exacerber sa particularité intellectuelle pour cette raison.)
    De mon côté pendant longtemps j’ai été anesthésié par rapport à mes sentiments (même si j’étais capable de les reconnaître par leurs effets psychologiques ou par la situation, mais il s’agissait d’une connaissance intellectuelle) ; je me faisais souvent la remarque que je ne ressentais rien de très fort. Bon maintenant ça change un peu mais lentement. Par contre je peux dire que j’ai toujours eu beaucoup d’empathie ; là où je m’étonnais c’est que je n’avais pas l’impression que ce soit vraiment une règle chez les surdoués (même si cette constatation me laisse perplexe).

    Angélique : En effet le livre de JSF (et particulièrement les derniers chapitres – j’avais écrit un paragraphe là-dessus mais je l’ai supprimé avant de publier) laisse penser que se savoir surdoué et savoir comment on fonctionne est suffisant pour se « remettre en marche » ; or comme tu le dis c’est loin d’être aussi facile (moi-même j’ai encore souvent tendance à douter et à culpabiliser…). Certes elle dit aussi que faire un bilan et consulter un spécialiste peut aider, mais cette démarche n’est pas forcément accessible à tout le monde.
    J’aimerais lire prochainement le livre de JSF sur les enfants surdoués pour voir ce qu’elle en dit. Je me demande souvent comment je ferai quand j’aurai mes propres enfants à éduquer, mais je ne sais pas vraiment. Dans tous les cas avoir conscience du problème et essayer d’aider son enfant est déjà très positif, quand on pense au nombre de parents qui n’y accordent aucune importance.
    La question de comment utiliser son potentiel n’est pas évidente, mais il n’y a pas de bonne ou de mauvaise manière à mon avis : il faut l’utiliser pour se sentir vivre, mais pas pour plaire à la société : il vaut mieux « gâcher » son potentiel du point de vue de la société que de gâcher sa vie. Ce n’est pas parce que l’on est brillant en maths que l’on doit devenir mathématicien ! Si être boulanger est plus marrant, alors c’est cela qu’il faut choisir. (Évidemment c’est facile à dire et à comprendre, mais beaucoup plus difficile de convaincre son cerveau !)
    Je vous souhaite beaucoup de courage à toutes les deux 🙂

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