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Dans ce billet je vais résumer un article de W. Mullins sur le concept de l’idéologie en science politique [1]. Ce dernier commente tout d’abord différentes définitions, insatisfaisantes selon lui car ne présentant guère d’intérêt pratique, puis il propose sa propre définition. Afin d’entrer directement dans le vif du sujet et de préciser d’emblée sa pensée, je vais débuter directement sa conclusion :
« Dans l’analyse précédente nous avons soutenu que l’idéologie peut être distinguée d’autres formes culturelles par la présence combinée de différents éléments – conscience historique, orientation vers l’action, puissance cognitive, capacité d’évaluation et cohérence logique. Ainsi je définirais une idéologie comme un système de symboles logique et cohérent qui, à partir d’une conception de l’histoire plus ou moins sophistiquée, relie la cognition et la perception évaluative de la condition sociale de chacun – et plus particulièrement sa perspective pour l’avenir – à un programme d’action collective pour maintenir, altérer ou transformer la société. »
L’idéologie chez Marx et d’autres auteurs comme une forme sans frontière définie
De fait cette définition à la fois précise et utile permet de faire la distinction entre l’idéologie, l’utopie et le mythe : ces trois formes sociales (ainsi que d’autres) ont tendance à avoir des contours flous ou un usage interchangeable – à cause d’un manque de conventions – dans l’œuvre de certains auteurs, alors qu’une définition précise de ces différents concepts permet une classification pertinente des faits, et donc une meilleure compréhension des phénomènes. Le premier exemple donné est celui de Marx, qui a été le premier à donner sons sens moderne à ce terme : pour ce dernier, une idéologie est caractéristique d’une pensée « illusoire ou distordue », mais :
« (…) il utilise ce mot dans une acceptation si large qu’il semble possible d’y inclure tout phénomène culturel. Selon son point de vue, il embrasse toutes les idées fausses qui constitue l’échec des individus à comprendre leur relation aliénée à leur environnement et le sens de celle-ci dans le développement de l’histoire en son entier. (…) [Marx dit que] toute la “superstructure culturelle” est idéologique, et dans cette superstructure il compte les formes idéologiques “légale, politique, religieuse, esthétique et philosophique”. Selon son point de vue, seule la théorie sociale Marxiste, basée sur une véritable compréhension de l’histoire, apparaît libre de toute distorsion idéologique. »
Ce « problème des frontières dans la conceptualisation du terme d’idéologie » n’est évidemment pas le propre de Marx et Mullins cite d’autres exemples, parmi lesquels les écrits de l’école end-of-ideology (Raymond Aron…) qui n’établit de séparation nette entre l’utopie et l’idéologie. D’autres (Kaplan et Laswell) voient dans celles-ci des formes particulières de mythe politique (« système de symboles politiques de base dans une société »), qui se distinguent par leur fonction – je précise plus particulièrement ce point même si je ne connaissais pas ces auteurs car, même si leur définition est en désaccord avec celle proposée dans l’article, je trouve leurs propositions intéressantes :
« Une utopie telle que définie ici n’est pas nécessairement « utopiste », que ce soit dans le sens d’un manque de réalisme ou de perfectionnisme. Nous appelons un schéma de symboles politiques utopie si sa fonction dans le processus politique est d’induire un changement profond dans les pratiques et les relations au pouvoir ; idéologie s’il sert à maintenir le modèle actuel.
Les définitions sont basées sur la manière dont fonctionnent les symboles, et non pas selon leurs caractéristiques mêmes. Des symboles qui à un moment fonctionnent pour une utopie peuvent servir dans une idéologie, comme cela arrive fréquemment dans le cas d’une révolution réussie – les symboles utopistes sont retenus sans regard à leur éloignement croissant des faits du pouvoir. » (Power and Society: A Framework for Political Inquiry, Kaplan et Lasswell).
Conscience historique et renouvellement des sociétés
Après cette digression revenons au cœur de l’article en nommant l’objectif : établir en quoi l’idéologie se distingue des autres formes culturelles. Pour ce faire Mullins, dans la deuxième partie, compare l’idéologie, le mythe et l’utopie. Le premier élément qui distingue l’idéologie des deux autres formes est qu’elle s’inscrit dans une « perspective historique ». D’après Mullin la forme idéologique est relativement moderne et trouve ses racines dans la Révolution française, lorsque les anciennes traditions sociales ont été rejetées et qu’il a fallu construire une nouvelle forme de société :
« Dans les temps de crise historique, quand les vérités « évidentes » et anciennes sont questionnées, les idéologies amènent la question de la valeur d’une société au niveau conscient et guident les actions des hommes sur le terrain historique qui semble, en comparaison avec la société traditionnelle, terrifiant, peu familier et inexploré. (…)
Comme elle perçoit une discontinuité dans la culture et la société humaines, les objets de la conscience historique sont les choses à venir. Ainsi il n’est pas utile d’inventer des conceptions du futur. La manière dont le futur est conçu est, bien sûr, grandement influencée par la manière dont le passé et le présent sont compris. Mais bien qu’il y ait un certain sens de la tradition dans la conscience historique, la tradition n’est plus acceptée comme guide des actions humaines dans un contexte historique. Dans la conscience historique – et dans l’idéologie – la forme du futur, la nature du changement historique et les possibilités de contrôle par l’homme sur ces changements deviennent des questions d’une extrême importance. »
Finalement la conscience historique est résumée comme étant les capacités de créer de nouvelles formes sociales, de s’imaginer évoluer à l’intérieur et finalement de comprendre de quelles manières nos propres actions peuvent mener à ces nouvelles formes. Pour bien expliquer son point de vue Mullins explique qu’un paysan dans une société traditionnelle est totalement incapable d’imaginer une société différente, et encore moins de penser qu’il peut mener à ce changement.
Le mythe et l’utopie
Le mythe est un outil dont le but n’est pas de montrer « ce qui est unique dans l’expérience humain, mais ce qui est universel ». Ceux permettent de justifier l’ordre politique à partir de figures héroïques qui l’auraient fondé ; d’une certaine manière il s’agit de « renouveler le passé dans le présent » afin d’assurer une plus grande stabilité dans la société et d’empêcher une réflexion à son sujet :
« Dans une société caractérisée par une conscience mythique, la structure sociale n’est pas vue comme un arrangement qui peut être altéré par chaque génération en accord avec sa perception de la justice et de l’utilité, mais comme un ordre sacré et atemporel qui est sanctifié par les mythes qui expliquent son importance et son origine. »
Quant à l’utopie Mullins dit qu’elle partage le caractère atemporel du mythe, car elle présente généralement « un monde reconstruit intellectuellement, sans péché ni fragilité ». Dans une utopie les changements ne sont pas historiques dans le sens où tout changement est prévu par l’esprit à l’origine du gouvernement et dont le seul but, au fond, est de se maintenir : pour se faire il comporte de nombreux garde-fous pour prévenir tout changement qui échapperait au contrôle. De plus les utopies sont caractérisées par une absence de programme défini, et cela en partie parce qu’il est difficile de mettre au monde un tel gouvernement dans une société humain (cf le pessimisme dans la République de Platon ou encore dans l’Utopie de More). Le but de l’utopie n’est donc pas tant de proposer un nouveau gouvernement en transformant l’actuel, mais plutôt de « critiquer, [car] en postulant la condition de perfection elle révèle les limites de la société présente ».
Les caractéristiques de l’idéologie
La première caractéristique de l’utopie – la puissance cognitive – est de permettre à la personne d’organiser ses pensées et ses croyances en un tout cohérent : elle permet de donner du sens aux événements et aux informations (socio-politiques) qui ont lieu dans sa vie, et donc d’en faciliter la mémorisation : par exemple elle permet aux citoyens d’évaluer rapidement si un programme est conforme à leurs opinions. Elle parvient à ce but entre autres en permettant une simplification et une abstraction des événements. Mullins rapporte une étude qui mettait en évidence la corrélation entre la logique interne d’un système d’opinions, la connaissance au sujet de la politique et le degré d’activisme. Voici quelques extraits :
« Converse accentue l’important rôle cognitif qu'[elle] joue pour arranger l’information politique de telle sorte qu’elle ait un sens pour “le citoyen véritablement impliqué” qui cherche à comprendre, et à participer, à la vie politique. Converse assure que pour ces personnes, des idéologies fortement contraintes permettent d’organiser “économiquement” de nombreuses informations (…). »
Une idéologie permet aussi d’unifier les forces d’un groupe de personnes en leur fournissant un cause et un matériel – symbolique, etc. – communs. Il s’agit ainsi d’une référence concrète permettant à chacun d’évaluer ses actes et de se donner un objectif concret.
Finalement l’idéologie, au même titre que l’utopie, présente une cohérence interne car elle s’appuie sur un discours rationnel et logique – contrairement au mythe. Mullins précise bien que par logique il n’entend pas une logique formelle et scientifique, mais plutôt qu’il s’agit d’un système d’idées construit, à l’opposé d’un ensemble d’idées prises et juxtaposées au hasard.
[1] Willard Mullins, On the Concept of Ideology in Political Science, The American Political Science Review 66, no. 2 (June 1972).
Excellent !